Alain Badiou raconte 50 ans de militantisme

Dans le n°3 de la revue L’1nterview, le philosophe français le plus traduit dans le monde retrace en détail, pour la toute première fois, une vie d’engagement : manifestations anticoloniales interdites, grèves dans les usines, réunions dans les foyers... Quelles leçons en tirer ? Et comment s’organiser politiquement ?

«L’action politique m’a presque tout appris en matière d’indépendance de la pensée. J’y ai vérifié, jour après jour, que se soustraire aux opinions dominantes – ce qui, depuis Platon, est le b.a.-ba de la philosophie – demande d’abord d’être lié à ceux qui n’ont aucun contact avec la domination et les opinions qu’elle charrie, et de travailler avec eux à la construction politique.» On l’oublie souvent, mais le militantisme d’Alain Badiou a précédé puis accompagné son œuvre.

Fils de Raymond Badiou, résistant et maire socialiste de Toulouse, il s’engage dès 19 ans contre la guerre d’Algérie et sympathise avec le réseau Jeanson, qui soutient le Front de libération nationale (FLN). Membre comme son père de la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO), il la quitte en raison de la politique de Guy Mollet, qui poursuit le conflit colonial alors qu’il avait promis de l’interrompre. En 1960, Badiou participe donc, avec des dissidents de la SFIO, à la fondation du Parti socialiste unifié (PSU), où il côtoie Michel Rocard. Secrétaire fédéral du PSU dans la Marne, il en accroît fortement le score aux élections législatives.

Un événement va toutefois bouleverser la trajectoire toute tracée du «brillant parlementaire et homme d’État réformateur» qu’Alain Badiou, selon ses propres termes, «aurait pu, aurait dû, devenir» : Mai 1968. Des étudiants révoltés exigent une transformation radicale de «l’université bourgeoise», et des millions d’ouvriers lancent une grève générale – «la plus grande de toute l’histoire française» rappelle Badiou, qui se souvient des innombrables usines occupées et «couvertes de drapeaux rouges». Mais quand Charles de Gaulle dissout l’Assemblée nationale et convoque des élections législatives anticipées, la droite l’emporte de manière écrasante. Dès lors, Badiou comprend que «l’organisation d’élections par les détenteurs d’un pouvoir contesté a toujours été une procédure contre-révolutionnaire efficace». Il décide de ne plus voter, rompt avec la gauche parlementaire, se convertit au communisme et établit en 1969, avec des transfuges du PSU, l’Union des communistes de France marxiste-léniniste (UCFML).

Pendant les années 1970, l’UCFML s’implante dans des fabriques, des cités, des villages. Elle obtient des résultats modestes mais réels : ralentissement des cadences dans des ateliers, réouverture de classes dans des écoles, annulation du règlement intérieur de plusieurs foyers, libération d’un paysan interné en hôpital psychiatrique parce qu’il refusait la spoliation de ses terres... En 1983, l’Organisation politique (OP) succède à l’UCFML. Essentiellement consacrée à la défense des travailleurs sans papiers, elle connaîtra des divisions internes avant de disparaître en 2007.

Durant des décennies, Badiou tente ainsi de mettre en œuvre une «autre politique», qui se tient «à distance» des partis, des syndicats et de l’État, qui n’accepte pas de «laisser chacun à sa place», qui permet des «réunions entre des gens qui ordinairement ne se parlent pas» – en l’occurrence des intellectuels et des ouvriers, souvent africains. C’est cette vie d’engagement que le philosophe français le plus traduit dans le monde raconte en détail dans le n°3 de L’1nterview. Quelles leçons, pratiques et théoriques, en tirer? Quel est le rôle des militants? En quoi la politique est-elle l’art des réunions? La règle de la majorité a-t-elle un sens? Que faire aujourd’hui? Et comment ne pas céder au découragement devant une tâche – la construction d’une société plus égalitaire – dont la réalisation potentielle dépasse largement la durée de notre existence?

«La principale erreur est l’impatience, assure Badiou. Elle conduit à prendre des vessies pour des lanternes, à idolâtrer les "mouvements", à croire que nous sommes à la veille de "l’insurrection qui vient". Ce qu’il faut c’est avoir, pour citer Rimbaud, une "ardente patience". C’est la vraie formule du militant du communisme nouveau, ça, une "ardente patience".»

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